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Où allons-nous ? Méditations avec Paul Gauguin et Jacques Brel

Painting by Paul Gauguin - PD-US-expired

Par Sylvie Kandé

Où allons-nous ? Cette question posée par la Nuit des Idées apparaissait dans le chef d’œuvre de Paul Gauguin peint à Tahiti en 1897-1898, et conservé au Musée des Beaux Arts de Boston. Le peintre, comme des décennies plus tard le chanteur Jacques Brel, avaient trouvé à Tahiti et les Iles Marquises une forme de réponse à cette question. Réponse qu’ils ont emportée dans leur tombe, et source de méditation pour la poétesse Sylvie Kandé.

       Entre eux, il y a un siècle ou à peu près. Et si le passé est, comme on le dit, un pays, ces quatre-vingt longues années qui les séparent comme des bornes frontalières, auraient pu faire de Paul et Jacques des voisins distants, indifférents, voire hostiles. Et pourtant, ces deux poètes, hantés par la couleur et la musique, appartiennent à une même famille — apparentés, en quelque sorte, à d’ autres rebelles sans armes et rêveurs sans cause.
       De mauvais gré, ils auront vécu à des époques qui croyaient au progrès en ligne droite et à la vertu de la vitesse. Toujours plus haut !  On ne vit que deux fois ! Autour d’eux, tout le monde semblait prendre ces slogans pour acquis : en dépit des pétitions d’écrivains et artistes en colère, la Tour Eiffel s’éleva pour demeurer ; et tout feu tout flamme, l’Aston Martin DB5 de James Bond filait sur nos écrans.
       Chacun en son temps, et contre la sagesse des foules, Paul et Jacques ont choisi de larguer les amarres, tout d’un coup. En réponse à un appel, un cri, ils ont écouté leur coeur qui les a menés au même archipel vert et ocre. Ils sont partis avec la prescience que là-bas enfin, ils seraient libres d’exhorter le sens de la vie à paraître. Le voyage lent sur un navire en route vers le Sud, l’ennui fertile à bord, leurs âmes étonnées par la fresque bruyante des eaux en fureur, les vagues célestes où flottent des étoiles comme une offrande à toute forme du divin, et un amour comme une voûte au-dessus de leurs peurs anciennes de désertion et d’impéritie, un amour aussi vaste qu’un ciel uni à la mer, un amour qu’ils pourront partager et recevoir, donner et prendre — tout cela, on l’imagine aisément !
       Mettre en mots leur vision poétique est une autre affaire.
Aucun doute : l’objet de leurs quêtes jumelles, c’était le sens de la vie (ni plus, ni moins), car ils savaient que la signification de la vie est liée à sa direction et à la découverte du nom véritable des symboles cachés. Cette poursuite exigeait de grands sacrifices — compas, dictionnaires, généalogie, le nord et sa manière de chronologie. Ils ont acquiescé à tout cela et, en temps opportun, ont appris à appeler la mort un fruit, comme tout le monde sur l’île. Ce sens de la vie, Gauguin et Brel ont cherché à le saisir en couleurs saturées, à l’exprimer dans un langage torrentiel où s’entremêlent roches et larmes, musique, rires et mica.
       Tous deux se croyaient vieillards lorsque finalement, ils ont su entendre les chansons d’amour des palmiers. Jacques a touché le fruit et il était mûr ; il l’a accepté sans un gémissement (Veux-tu que je te dise / Gémir n’est pas de mise / Aux Marquises). Paul est allé le chercher, en haut dans la montagne, et il est revenu les mains vides. Son impatience d’y mordre à pleines dents était grande. Que pouvait-il espérer de plus ? Il avait achevé son chef-d’oeuvre qui illuminait pour tous le sens de la vie.
       D’où Venons Nous Que Sommes Nous Où allons Nous 
Oui, il avait découvert la signification de la vie et sa direction. De droite à gauche ! C’est comme cela que ce poème musical, comme il aimait à désigner son tableau, devait être lu. Alors seulement, on pouvait voir ces figures immobiles marcher vers l’au-delà et plus avant. En fait, le titre ne lui était pas advenu avant qu’il ait fini de peindre cette triple initiation du corps à la mort, avant de l’avoir examiné à rebours de l’intuition, de droite à gauche. Alors, sur le coin gauche en haut du tableau, il avait écrit son testament — sans point d’interrogation puisque l’énigme était résolue, et en capitales, comme il convient à la description d’une telle liturgie. 

D’où Venons Nous 
Nous sommes nés de danses plus anciennes et de plus grandes audaces
Nombreuses sont nos mères — l’ombre est l’une d’elles
Ensemble elles gardent l’ancêtre
De retour enfin
D’un au-delà bleuté 

Que Sommes Nous
Bien avant chiens et chèvres
Honte et habits cousus
La vie était un fruit que nous mangions, le noyau préservé
Tant de chants nous chantions dans des langues perdues
Nous savions que le fruit, c’était la mort aussi 

Où Allons Nous
Face à face dans une éternité qui n’est pas l’été, leurs tombes jumelles perdurent.
Entre elles un sentier pierreux, un fil de rouge de connivence.
Mon amour, murmure-t-il, si quelque chose m’arrive, enterre-moi, veux-tu, à Atuona, notre pays.
Par-delà la cascade de branches, de feuilles et de fruits qui surplombe leur sommeil, les vagues se brisent sur la côte.
Et les pirogues s’en vont, les pirogues s’en viennent
La vie a plus d’un sens
Les noms vrais des choses arcanes, une fois prononcés, s’envolent
Nuée épaisse d’oiseaux blancs dont les cris futiles
S’affaiblissent et refluent

 

Sylvie Kandé est poétesse, historienne, traductrice et professeure associée au SUNY College at Old Westbury à New York. Elle enseigne l’histoire africaine et la littérature française et francophone (africaine et caribéenne). Elle a un doctorat de l’Université Paris Cité (anciennement Paris Diderot) portant sur l’urbanisme et l’architecture ‘créoles’ en Sierra Leone au XVIIIe et XIXe siècles. Elle a reçu plusieurs prix et récompenses pour son travail de poète, notamment le Prix Louise-Labé et le Prix Lucienne Gracia-Vincent, en 2017. Son ouvrage La quête infinie de l’autre rive vient d’être publié en édition bilingue, The Neverending Quest for the Other Shore: An Epic in Three Cantos. Elle est membre de la commission de traduction du PEN American Center. Depuis 2017, elle est présidente du Jury Caraïbes de l’Association des Écrivains de Langue Française.

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