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La nouvelle Nouvelle Vague du cinéma français

© Christophe Bailly – States Magazine

Par Rebecca Leffler

Le cinéma français est en pleine transformation, sous l’impulsion notamment d’une nouvelle génération de réalisatrices qui remettent en question les normes traditionnelles et redéfinissent les récits. Dans cet article, la journaliste de cinéma Rebecca Leffler s’intéresse à la manière dont ces femmes façonnent un paysage cinématographique nouveau, fait d’engagement intellectuel, d’histoires et des perspectives multiples sur les femmes d’aujourd’hui.

Le cinéma français est-il mort ? Telle est la question qui préoccupait les cinéphiles du monde entier quand Jacques Rozier, considéré comme le dernier survivant de la Nouvelle Vague française, est décédé l’an dernier, à l’âge de 96 ans, après Jean-Luc Godard, Agnès Varda, Claude Chabrol et Alain Resnais. Leur disparition a signé la fin de l’ère du souffle révolutionnaire du cinéma français. Bien entendu, depuis les années 1960, comme avec toute vague, il y a eu des hauts et des bas, des moments de zénith et des nadirs turbulents.

S’il serait réducteur de qualifier le climat cinématographique français actuel de « nouvelle Nouvelle Vague », il est indéniable qu’un raz-de-marée de talents, emmené par une nouvelle génération plus diversifiée et surtout féminine, proposent des œuvres résolument originales. Ces autrices révolutionnent l’industrie cinématographique hexagonale, traditionnellement dominée par les hommes, en réinventant la manière dont les femmes sont représentées à l’écran, dans les pas de pionnières comme Alice Guy, oubliée depuis longtemps, et Agnès Varda, « la marraine de la Nouvelle Vague », dont la remise en question des conventions cinématographiques au fil d’une filmographie éclectique et passionnée a ouvert la porte aux ruptures narratives et visuelles de la Nouvelle Vague, et influencé des générations de réalisateurs.

Avec les années, le panthéon du cinéma d’auteur français s’est enrichi de nombreuses réalisatrices, dont beaucoup tournent encore, comme Claire Denis, Anne Fontaine, Danièle Thompson, Agnès Jaoui, Emmanuelle Bercot et la toujours provocatrice Catherine Breillat. Au fil du temps, elles se sont attaquées au stéréotype de la femme française en tant que projection du fantasme masculin et archétype de la féminité idéale à la Brigitte Bardot, ou Catherine Deneuve dans Belle de jour.

Bien qu’elles soient inclassables, les réalisatrices de la nouvelle génération, comme leurs aînées (dont l’inimitable Varda), s’efforcent d’inventer de nouvelles manières de tourner des films, que ce soit sur la forme ou sur le fond. Ces scénaristes-réalisatrices sont souvent aussi actrices et productrices ; elles imposent leur point de vue, et imprègnent de leur style des œuvres très personnelles.

En rupture avec la Nouvelle Vague d’antan, leurs films sont davantage ancrés dans la réalité et explorent des thématiques parfois difficiles, comme l’avortement, l’immigration, l’identité queer et les relations violentes. Ils sont un reflet de la société plutôt qu’un cinéma d’évasion, mais ces œuvres trouvent leur public et sont récompensées dans les festivals les plus prestigieux.

Si le cinéma français n’a pas encore rattrapé son retard en termes de parité, il est indéniable que la vague actuelle de réalisatrices hexagonales atteint les rivages du monde entier.

Refléter la réalité

Pour l’actrice-autrice Zabou Breitman, aussi à l’aise devant que derrière l’objectif, « la caméra est l’œil avec lequel nous choisissons ce que nous voulons montrer au public. Une vraie cinéaste est libre d’observer la vie à travers son propre prisme ». Et c’est bien ce que font les réalisatrices de la nouvelle génération, mais sans filtre désormais, obligeant le public à se confronter à la réalité de la vie des femmes d’aujourd’hui.

La Palme d’or du Festival de Cannes 2023 est allée à Anatomie d’une chute de Justine Triet, mélange fascinant de drame judiciaire, de polar et d’étude d’une dynamique familiale. En mettant une célèbre romancière, mère d’un jeune adolescent, en accusation, la réalisatrice questionne le regard souvent critique et simpliste que la société porte sur les femmes, avec une maestria enthousiasmante qui perdure bien après le générique de fin.

Sa réalisation intentionnellement ambiguë laisse les spectateurs libres de de décider de la culpabilité du personnage principal, un peu comme Saint Omer d’Alice Diop, primé à Venise, un drame judiciaire radicalement différent où le procès n’est que la toile de fond de ce qui est à la fois un film d’horreur, un thriller palpitant et un documentaire révélateur de vérités sociétales. Son approche non didactique, suffisamment rare pour être soulignée, est faite de plans séquences, de longs moments de silence et de changements d’angles qui transforment là aussi les spectateurs en jurés, bientôt contraints de remettre en question leurs convictions.

L’Évènement d’Audrey Diwan a, quant à lui, relancé le débat, au niveau mondial, sur l’interruption volontaire de grossesse et les droits des femmes. Les scènes du film liées à l’avortement sont hyper réalistes et angoissantes, mais jamais gratuites, ce qui les rend d’autant plus déchirantes. Le film est à la fois élégant dans son approche et détonnant dans ce qu’il génère.

La finesse de tous ces films ne sous-estime pas l’intelligence des spectateurs. Ils sont dérangeants et inconfortables, mais leur urgence et leur résonance émotionnelle les rend absolument pertinents.

Virginie Efira a dû, dans ses rôles, de confronter à quelques-uns des problèmes les plus complexes qui touchent les femmes aujourd’hui : elle s’est extirpée d’une relation toxique dans L’Amour et les forêts de Valérie Donzelli, s’est dépêtrée comme elle le pouvait du fardeau émotionnel que la société impose aux femmes d’un certain âge dans Les Enfants des autres de Rebecca Zlotowski, s’est battue pour la garde de son fils dans Rien à perdre de Delphine Deloget et a survécu à un événement traumatisant dans Revoir Paris d’Alice Winocour.

« Enfin un point de vue féminin sur les histoires de femmes ! » s’exclame Anissa Bonnefont, qui a réalisé les documentaires Wonder Boy, Olivier Rousteing, né sous X et Nadia et le drame érotique La Maison, sur l’univers méconnu et souvent tabou des travailleuses du sexe. « Il y a tellement de films sur la sexualité des femmes qui sont racontés par des hommes ! Pour moi, c’est formidable que la nouvelle génération de réalisatrices porte un regard féminin sur ce que signifie être une femme aujourd’hui. Il est très important que ces récits intimes sur des femmes soient racontées par des femmes, tant au niveau du scénario que de la réalisation. »

Rendre le personnel universel

« Un film n’a de sens que s’il est fait pour les gens qui vont le regarder », estime Mona Achache, dont la filmographie ne cesse de bousculer les conventions, sillonnant les genres ou creusant son propre sillon. Ses films montrent le caractère universel des histoires personnelles, comme Cœurs vaillants, inspiré de l’histoire de sa grand-mère, une survivante de l’Holocauste, ou le documentaire dramatique Little Girl Blue, qui reconstitue la vie de sa mère à l’écran « pour que [s]es enfants connaissent mieux l’histoire de leur famille, et pour [s]e libérer de [s]on propre chagrin suite au décès de [s]a mère ».

Mia Hansen-Løve tourne des films semi-autobiographiques émouvants, comme Un beau matin, primé à Cannes, sur une mère célibataire veuve, prise entre une nouvelle histoire d’amour et le père malade dont elle doit s’occuper.

Céline Sciamma est devenue la voix d’une génération avec ses récits initiatiques sur l’identité queer, qui réussissent à être à la fois éprouvants, tourmentés et tendres.

Maïwenn assume souvent la double casquette d’actrice et réalisatrice et nous donne à voir sa propre vie dans un exercice cathartique où les spectateurs sont invités à partager son expérience.

Liberté, égalité, diversité : l’émergence de nouvelles voix

Ces films intimistes sont, de plus en plus, l’œuvre de réalisatrices d’horizons différents, qui traitent de sujets variés dans des styles très divers. « Il y a une arrivée massive de réalisatrices aux parcours très variés qui ont envie de raconter des histoires sur des vécus qui ne sont généralement pas montrés à l’écran », ajoute Mona Achache.

En 2019, la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop est devenue la première réalisatrice noire à figurer en compétition au Festival de Cannes avec Atlantique, un long-métrage fantastique et romantique envoûtant sur la migration. L’an dernier, une autre réalisatrice français d’origine sénégalaise, Ramata Toulaye-Sy, était en compétition avec Banel et Adama, un portrait plus lyrique et esthétiquement impressionnant de la ruralité en Afrique.

Maimouna Doucouré a apporté son point de vue singulier au drame initiatique Mignonnes, distingué au Festival de Sundance, sur des adolescentes qui tentent de concilier plusieurs cultures. Quant au documentaire hybride Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania, c’est une leçon magistrale sur l’expérimentation cinématographique et l’histoire et les réalités déchirantes des femmes en Tunisie.

« Des artistes issues de différents horizons se font entendre, et elles ont besoin de parler de leurs expériences », explique la réalisatrice et actrice franco-palestino-algérienne Lina Soualem dont Bye-Bye Tibériade, le portrait intimiste d’une mère et sa fille, est aussi un microcosme de l’expérience de plusieurs générations de Palestiniennes. « Les réalisatrices venues d’autres horizons veulent raconter des histoires qui leur permettent de trouver leur place dans la société française et de s’affranchir des étiquettes qu’on leur a collées. »

Artistique et convivial

Lola Quivoron, Lise Akoka et Romane Guéret, Claire Burger, Marie Amachoukeli et Katell Quillévéré ne sont que quelques-unes des autrices qui définissent le paysage cinématographique français d’aujourd’hui. Julia Ducournau a redéfini le film de genre, qu’il s’agisse de l’horreur cannibale de Grave ou de Titane, la Palme d’or 2021, qui a choqué et stupéfait le public en combinant horreur physique, androgynie, drame familial, et péripéties d’une serial-killeuse qui fait l’amour à sa voiture.

Lea Mysius s’est fait remarquer avec un premier long-métrage initiatique, Ava, suivi d’un film fantastique inclassable, Les Cinq Diables, Iris Kaltenback a captivé le public avec son thriller latent Le Ravissement, et Céline Devaux a réussi à combiner harmonieusement comédie romantique, satire acerbe et animation dans Tout le monde aime Jeanne.

Les réalisatrices actuelles ont prouvé que la créativité n’est pas incompatible avec la réussite commerciale, qu’elles sont capables de proposer des films événement dans les festivals et trouver leur public. Voleuses de Mélanie Laurent, une production Netflix, est peut-être un thriller d’action avec une belle brochette d’actrices, mais c’est aussi un film d’autrice qui déconstruit les stéréotypes de l’héroïne de cinéma avec trois protagonistes qui allient à merveille puissance et féminité.

Julie Delpy s’est fait un nom en alternant comédies romantiques transatlantiques, psychodrames historiques et comédies grinçantes. Géraldine Nakache a su séduire le public avec un mélange d’humour et d’émotions. Pour Fabienne Silvestre, qui dirige Le Lab Femmes de Cinéma, « Il est indéniable que la nouvelle génération de réalisatrices est capable de faire d’excellents films qui marchent en salle ». La preuve par le pop-corn ! Anatomie d’une chute s’est vendu dans le monde entier et a dépassé le million d’entrées en un mois d’exploitation dans les salles françaises. Bernadette de Léa Domenach et Jeanne du Barry de Maïwenn font partie des réussites de 2023, et les films de Rebecca Zlotowski, Alice Winocour, Céline Sciamma et Valérie Donzelli ont tous été des succès au box-office ces dernières années.

« Ce qui est certain, c’est qu’on assiste à l’émergence d’une nouvelle génération de réalisatrices en France », souligne Marie-Ange Luciani, coproductrice d’Anatomie d’une chute et des prochains films de Léa Mysius et Claire Burger. « Ça ne s’est pas fait en un jour, mais quelque chose est en train de se produire. Il y a une réelle singularité dans ce que proposent ces réalisatrices. » Elle estime que l’essor d’une offre aussi riche est dû à l’écosystème complexe de financement et de distribution de films français, qui fait depuis longtemps l’envie de nos voisins. « Cette fameuse ‘exception culturelle’ que nous ne cessons de défendre nous permet d’expérimenter différemment par rapport à d’autres pays. Ce système d’aide nous permet de continuer à prendre des risques et à raconter des histoires uniques. »

Un changement profond

Cependant, même si les réalisatrices sont toujours plus nombreuses à raconter ces histoires, les chiffres sont éloquents. Elles n’ont réalisé que 26 % des longs-métrages européens sortis entre 2018 et 2022, soit une augmentation de seulement 1 % par rapport à la période 2017-2021, bien loin de l’objectif de parité totale. Seules trois femmes ont remporté la Palme d’or en 76 éditions du Festival de Cannes et, en 47 ans de cérémonies des César, une seule femme – Tonie Marshall pour Vénus Beauté (Institut) en 2000 – a remporté le prix de la meilleure mise en scène. En outre, le budget moyen des films réalisés par des femmes est inférieur de 20 % à celui des projets des réalisateurs masculins.

« Aujourd’hui, les femmes doivent se battre, bien plus que les hommes, pour faire des films. C’est un fait », déclare Anissa Bonnefont.

Et Fabienne Silvestre de renchérir : « Les chiffres évoluent trop lentement. » Au rythme où le ratio réalisatrices-réalisateurs évolue en Europe, passant de 19% en 2012 à 23,6% en 2021, « nous n’atteindrons la parité qu’en 2080 ! ».

Le CNC a pris des mesures pour remédier à cette situation. Après avoir lancé une prime de parité de production en 2019, qui donne droit à des réductions pour les projets dont la réalisation ou les principaux postes techniques sont tenus ou assurés par des femmes, un record de 33 % des films tournés en 2022 ont été réalisés ou coréalisés par des femmes. Les budgets commencent également à augmenter, de même que le nombre de projets plus ambitieux, plus commerciaux et grand public réalisés par des femmes, avec des personnages féminins forts comme Flo de Géraldine Danon sur la navigatrice Florence Arthaud ou le thriller de science-fiction Planète B d’Aude Léa Rapin, qui pourrait bien bousculer les codes du film d’action dystopique en y apportant un regard féminin.

Même si certains films ne sont pas encore à la hauteur des espoirs qu’ils ont suscité, Anissa Bonnefont se réjouit « de voir que les femmes continuent de faire partie des cinéastes qui comptent aujourd’hui en France, et qu’elles sortent enfin de l’ombre ».

Comme le disait Agnès Varda, « le premier acte féministe d’une femme, c’est de regarder, de dire : ‘D’accord, on me regarde, mais moi aussi je regarde.’ »

 

Cet article a d’abord été publié dans le second numéro de States, la revue annuelle publiée par la Villa Albertine.

Rebecca Lefler est une journaliste américaine. Elle couvre l’industrie française du cinéma et de la télévision pour Screen International. Elle a également contribué au lancement de Le Dispatch, une lettre d’information sur les industries françaises du cinéma et de la télévision publiée par Ecran Total.

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