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Telling is selling, l’art du pitch à Hollywood

Alain Moreau

Pour vendre un produit, il faut raconter une bonne histoire ; pour raconter une bonne histoire, il faut d’abord la vendre. Et donc faire un bon pitch. À l’origine, le pitch c’est le geste du lanceur au base-ball. Par extension, c’est le fait de lancer une idée à votre interlocuteur en espérant qu’il va y adhérer. C’est pour découvrir cet art bien particulier que des scénaristes français sont récemment venus à Los Angeles.

Les séries TV américaines ont toujours fait une place de choix aux personnages de vendeurs. Ainsi, Michael Scott dans l’adaptation américaine de The Office, pire manager de toute l’histoire des managers mais excellent commercial de la Dunder Mifflin Paper Company. Ou l’impayable avocat-escroc-baratineur Saul Goodman de Breaking Bad et Better Call Saul qui vend des téléphones portables prépayés à des dealers avec le même bagout qu’il vend la Constitution Américaine dans un tribunal. Ou encore Don Draper dans Mad Men, brillant publicitaire qui à chaque épisode doit trouver une nouvelle idée géniale à vendre à son client pour aider celui-ci à vendre son produit

Si la figure du vendeur est plus valorisée outre-Atlantique que chez nous, n’est-ce pas simplement parce que les Américains assument un rapport totalement décomplexé à l’argent ? Tandis qu’en France nous préférons causer de politique ou de bons restaurants pendant que les comptables et les banquiers s’occupent pour nous de faire les additions et les soustractions ? Oui, l’explication réside en partie dans cette différence sur le rapport à l’argent, mais pas uniquement. Si les Américains s’agacent moins que les Français quand on tente de leur vendre quelque chose, c’est parce que pour eux vendre, c’est d’abord raconter une histoire. Et qui n’adore pas les histoires ?

Un Frenchy à LA

Je suis scénariste de fiction pour la télévision française et je viens de passer trois semaines décoiffantes à Los Angeles dans le cadre du programme Villa Albertine – Boulevard des Séries, La Fabrique. Quand on débarque aux États-Unis pour la première fois, ce qui saute d’abord aux yeux c’est la différence d’échelle. Non, ce n’est pas un mythe, là-bas tout est vraiment beaucoup plus grand : l’aéroport de Los Angeles et ses terminaux interminables, les parkings qui s’étendent jusqu’à l’horizon et au-delà, les autoroutes à 16 voies…

Mais quand le brouillard mental du décalage horaire se dissipe enfin, le cerveau fait sa mise à jour et les yeux font leur mise au point. Et soudain il y a bien plus à absorber qu’une simple différence d’échelle. Il y a d’abord l’incroyable vitalité culturelle de cette mégalopole et des communautés qui la font vibrer avec leurs musiques, leurs cuisines, leurs fresques multicolores… Il y a aussi la détresse des sans-abris, un drame permanent que la crise du Covid-19 a aggravé et qui rappelle au besoin que si Los Angeles reste une formidable machine à faire rêver, c’est aussi la ville des rêves brisés. Et puis quand on lève la tête, il y a la publicité. Partout, d’immenses panneaux éclairés par cet implacable soleil californien.

Show me an ad, and I’ll write you a story

Bien sûr les villes françaises sont elles aussi envahies d’affichages publicitaires. Mais les publicités sur lesquelles mon regard s’est arrêté à Los Angeles ont toutes un détail original qui a attiré mon œil de scénariste : leur catchline. En marketing, la catchline c’est cette phrase courte et percutante qui donne envie d’acheter. L’une des plus célèbres à Hollywood reste celle de l’affiche du film Alien : « Dans l’espace, personne ne vous entend crier. » En France, on les utilise aussi sur les affiches de films ou sur les couvertures de romans. Certains scénaristes en ajoutent une sur leur bible de série TV avant de la faire lire. Mais chez nous on voit rarement ces catchlines sur une affiche publicitaire pour une machine à laver ou une crème démaquillante. Pour ces produits du quotidien, nos publicités mettront en avant des arguments rationnels comme un rapport qualité/prix, des performances techniques, des ingrédients 100% naturels…

Aux États-Unis, on trouve une catchline sur chaque panneau publicitaire, qu’il s’agisse de nous vendre l’Iphone dernier modèle, la saison 3 d’une série HBO à succès ou une nouvelle barre chocolatée. Ces catchlines écrites en gros n’ont rien de rationnel, elles nous vendent une idée associée à la marque et nous racontent le début d’une histoire (je parle sous le contrôle de Don Draper). Puis c’est le consommateur qui en achetant le produit pourra découvrir la suite de l’histoire, quitte à être un peu déçu.

Ce culte du story-telling règne dans tous les médias. Lors d’un trajet en voiture, j’ai entendu à la radio un spot de prévention pour le dépistage du cancer colorectal chez les hommes de plus de cinquante ans. Sujet peu glamour qui en France serait traité sous la forme d’un discours médical sérieux et factuel. Aux États-Unis : une saynète dialoguée entre un père quinquagénaire et sa fille adolescente qui le convainc de se faire dépister… parce qu’elle va avoir besoin de lui comme baby-sitter. Mais pas tout de suite, non ! Plus tard, dans dix ou vingt ans, quand elle fondera une à famille à son tour. Les dialogues sont drôles, les acteurs sont justes, le spot fait mouche. L’auditeur convaincu aura moins le sourire le jour de sa coloscopie mais qu’importe, l’objectif est atteint. Parce qu’on ne lui a pas vendu ce dépistage comme une nécessité clinique et froide mais comme une histoire touchante entre un père et sa fille.

L’art du pitch

Tous les professionnels d’Hollywood baignent dans cette culture du récit. Pour vendre un produit, il faut raconter une bonne histoire ; pour raconter une bonne histoire, il faut d’abord la vendre. Et donc faire un bon pitch. À l’origine, le pitch c’est le geste du lanceur au base-ball. Par extension, c’est le fait de lancer une idée à votre interlocuteur en espérant qu’il va y adhérer. D’où son application dans la vente : le sales pitch, l’argumentaire commercial. On notera d’ailleurs les nuances significatives d’une langue à l’autre : en anglais on lance une idée en espérant qu’elle va rebondir, en français on argumente pour convaincre.

Le pitch se pratique aussi de plus en plus dans l’audiovisuel français mais globalement c’est encore la tradition de l’écrit qui domine chez nous. À l’inverse d’Hollywood où le pitch reste une institution. Tous les scénaristes américains sont coutumiers de ces pitch meetings où ils vendent leur histoire à l’oral pendant une vingtaine de minutes avant de répondre aux questions de leurs interlocuteurs. Si ces derniers sont séduits, ils leur commanderont l’écriture du scénario. Et comme l’a répété le scénariste Billy Ray à une brochette d’auteurs français sur le point de pitcher devant lui : « When you walk into a pitch meeting, don’t try to look smart. Just give us the emotional hook. »

D’après quelques Américains facétieux, cette tradition du pitch viendrait de la paresse des dirigeants des studios qui n’auraient pas le courage de lire des scénarios et préfèreraient qu’on leur raconte une histoire à l’oral. Quelle qu’en soit la cause, le fait est que n’importe quelle série TV américaine de la plus mainstream à la plus edgy a d’abord été vendue sous cette forme orale avant d’apparaître sur un écran. Ces grandes œuvres télévisuelles venues d’outre-Atlantique qu’en France nous aimons tant analyser à l’écrit, décortiquer et, selon moi, intellectualiser à outrance, elles ont d’abord été pensées comme une friandise émotionnelle qu’on laisse fondre sous la langue aussi longtemps que possible. Ce qui ne signifie pas que leurs créateurs ne portent pas un regard singulier sur le monde et sur l’humanité, bien au contraire. Une série sans moteur thématique ne peut pas durer pendant de multiples saisons, elle tombera vite en panne sèche. Mais cette question thématique profonde est de nature émotionnelle, elle s’adresse à nos tripes. Pas à notre intellect.

Dealer d’émotions

Une scène de la série The Americans résume bien cette idée de puissance émotionnelle qui transcende tout raisonnement intellectuel. Alors que sa fille Paige regarde un feuilleton télévisé des années 80, Elizabeth Jennings (une espionne russe vivant sous une fausse identité aux États-Unis) tente de comprendre l’intérêt de sa fille pour ce feuilleton et la rejoint sur le canapé. La mère et la fille ont des rapports tendus, c’est l’occasion de se rapprocher. Mais l’adolescente voit bien que sa mère se force et propose de zapper sur un autre programme. Elizabeth insiste : « No, no. I’m just trying to understand. » Et sa fille de lui répondre, atterrée : « Mom, it’s not logical. It’s emotional. »

Il est glaçant de réaliser à quel point le story-telling hollywoodien repose sur les mêmes mécanismes que la publicité ou la propagande. Une similitude pourtant logique si l’on se rappelle le lien qui existe depuis toujours entre télévision et publicité. La fonction première des séries, d’abord radiophoniques puis télévisées, était de dépasser notre capacité à raisonner et de nous rendre dépendants émotionnellement avant de nous balancer à la figure… une pub pour de la lessive. L’avènement des services de streaming sans publicité a-t-il changé la donne ? Absolument pas, les scénaristes qui écrivent aujourd’hui les séries Netflix, Amazon ou Hulu sont souvent ceux qui écrivaient des séries NBC, Fox ou ABC il y a quelques années. Les coupures pub ont commencé à disparaître mais la recette reste fondamentalement inchangée : une bonne série, c’est une série qui happe le spectateur émotionnellement.

Alors est-ce immoral de considérer le spectateur comme un junkie auquel on injecte à chaque épisode une nouvelle dose d’émotions fortes ? Pas nécessairement si on l’éduque. Un enfant à qui l’on a expliqué que les monstres du train-fantôme sont en caoutchouc pourra malgré tout prendre beaucoup de plaisir à se faire peur. D’ailleurs ne nous y trompons pas, le spectateur moderne est parfaitement conscient qu’on joue avec ses émotions. Il y consent, il l’anticipe et espère que les scénaristes seront quand même assez malins pour l’embarquer dans un grand huit émotionnel.

Alors au boulot ! D’un côté de l’Atlantique ou de l’autre, à nous scénaristes d’enfiler notre plus beau costume de commercial pour vendre au public de belles histoires.

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