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Suzanne Nossel – Directrice générale de PEN America

Suzanne Nossel

Par Louise Quantin et Zélie Perpignaa

« Je m’inquiète depuis plusieurs années de voir la jeune génération se détourner des principes de liberté d’expression ». Suzanne Nossel est la présidente de PEN America, qui cherche à traiter les questions d’équité et de lutte contre le racisme, tout en protégeant et en encourageant la liberté de parole

Fondée en 1922, PEN America est une association à but non-lucratif qui défend la liberté d’expression et les droits de l’Homme à travers la littérature. Riche de plus de 7200 membres (écrivains, journalistes, éditeurs, poètes, agents, traducteurs, etc.), PEN America est la plus grande des 145 entités qui composent le réseau PEN International à travers le monde. A la tête de cette institution depuis 2013, Suzanne Nossel, autrice du très remarqué Dare to Speak: Defending Free Speech for All (juillet 2020), est une figure centrale pour les questions de liberté d’expression aux États-Unis et dans le monde.

PEN America se positionne au croisement de la littérature et de la défense de la liberté d’expression dans le monde entier. Comment décririez-vous, en quelques mots, ses objectifs ? La figure de l’écrivain, libéré de toutes conventions et donc libre de créer, incarne-t-elle l’idéal que vous défendez ?

Je dirais que PEN America est une organisation composée au premier chef de gens de lettres, mais qui défend la liberté d’expression pour tous, sachant qu’il ne suffit pas de permettre aux auteurs et autrices de s’exprimer ouvertement quand d’autres sont privés de cette liberté. Défendre les artistes en péril est au cœur de notre mission ; quand des romanciers, des essayistes, des dramaturges ou des poètes sont persécutés ou emprisonnés du fait de leurs écrits, nous voulons qu’ils sachent qu’ils ne sont pas seuls, que PEN America et son vaste réseau mettent tout en œuvre pour les faire libérer. Nous espérons que cette solidarité renforcera la détermination d’autres artistes de par le monde et leur rappellera que, s’ils prennent des risques et en subissent les conséquences, c’est toute une communauté qui se tient à leurs côtés. Nous nous mobilisons également contre les atteintes à la liberté de la presse, et pour la liberté d’expression sur les campus universitaires ou sur Internet. Nous nous efforçons de faire entendre la voix des auteurs, que nous considérons comme les porte-paroles de notre combat, et de permettre à la littérature de jouer son rôle de catalyseur pour réconcilier différents points de vue.

Le 7 juin 2020, Harper’s Magazine a publié une lettre ouverte sur la liberté d’expression et la cancel culture, signée par 153 personnalités. Ces questions font toujours débat aux États-Unis et dans la presse internationale. Avez-vous le sentiment que le concept de liberté d’expression évolue ? Si oui, de quelle façon ?

La liberté d’expression subit actuellement des pressions de toutes parts. Les nuisances manifestes induites par certains comportements numériques (comme le harcèlement, l’intimidation et la désinformation) suscitent des questionnements sur l’ampleur du pouvoir de régulation que nous sommes prêts à accorder aux grandes plateformes en ligne, et nécessitent la mise en place de mesures globales de modération des contenus par les entreprises privées. Aux États-Unis, lors du mandat de Donald Trump, nous avons assisté à une prolifération des discours malveillants qui a coïncidé avec une nette augmentation des crimes liés au genre, à l’orientation sexuelle, à la religion et à l’origine ethnique des victimes. Dans le même temps, le locataire de la Maison Blanche et ses partisans s’érigeaient en défenseurs de la liberté d’expression et du Premier Amendement à la Constitution, qui en est le garant, au prétexte que même les remarques les plus outrageantes sont protégées par cet amendement. Certains se sont alors interrogés sur l’importance de la liberté d’expression, qu’on ne semble invoquer le plus souvent que pour laisser libre cours à la haine. L’idée que la société américaine offre un environnement propice aux discours malveillants a déclenché une vague d’indignation, qui se traduit aujourd’hui par une volonté accrue de contrôler la parole jusque dans les cercles les plus restreints, qu’il s’agisse d’une salle de classe, d’un fil Twitter, d’un magazine ou d’un journal. Si des mesures raisonnables de médiation du discours se justifient souvent, afin de veiller à ce que l’environnement – professionnel et universitaire par exemple – reste accueillant et inclusif, cet élan constructif tend parfois vers la censure et à l’intolérance vis-à-vis des divergences d’opinion.

Votre organisation compte non seulement des écrivains reconnus, comme Paul Auster, Don de Lillo et Salman Rushdie, mais aussi de jeunes auteurs, comme Morgan Jerkins, Alice Sola Kim et Lisa Ko. Pourquoi ces nouvelles plumes s’avèrent-t-elles indispensables pour faire évoluer le débat autour de la liberté d’expression ?

Je m’inquiète depuis plusieurs années de voir la jeune génération se détourner des principes de liberté d’expression, lassée de voir que ce concept est brandi, tel un bouclier, par ceux qui veulent avant tout blesser ou provoquer leur auditoire. J’en parle d’ailleurs dans mon livre, Dare to Speak: Defending Free Speech for All. PEN America propose également un programme sur l’éducation et la liberté de parole, dans le cadre duquel nous organisons des conférences, des ateliers dans les universités et des séminaires, afin d’initier les étudiants, en théorie comme en pratique, aux principes de défense de la liberté d’expression. Il est crucial pour les jeunes d’entendre les auteurs qu’ils apprécient dire qu’il est possible de traiter les questions d’équité et de lutte contre le racisme tout en protégeant et en encourageant la liberté de parole. Présenter la défense de la liberté d’expression comme une cause réservée aux auteurs et penseurs blancs d’une autre génération ne ferait que renforcer le scepticisme de la jeunesse, qui doute que cette liberté soit compatible avec la société ouverte et inclusive dont elle rêve. Nous constatons aujourd’hui que les jeunes auteurs et autrices comptent parmi nos plus fervents ambassadeurs et que beaucoup, s’inspirant de leur expérience personnelle, peuvent attester que la protection de la liberté d’expression a été un moteur dans leur carrière ou leur a permis de jouir d’un espace où exprimer leur propre point de vue.

Les PEN America Literary Awards récompensent chaque année des œuvres très variées. Quel est votre processus de sélection ?

Nos lauréats sont élus par des comités de sélection composés d’auteurs, de rédacteurs et – parfois – de traducteurs, de journalistes, d’éditeurs, etc., qui écument les nombreuses candidatures que nous recevons chaque année. L’équipe et les administrateurs de PEN America n’interviennent pas dans ce processus de sélection, ni dans l’attribution des prix récompensant l’ensemble d’une carrière. Nous mettons cependant un point d’honneur à nommer des jurys aussi éminents que diversifiés, et sommes très fiers de constater que ces choix rejaillissent sur notre programme, qui a distingué des auteurs très variés. Chaque prix est défini selon un certain nombre de critères, sur lesquels se basent les juges. Viennent ensuite les délibérations. Il arrive parfois que des désaccords surviennent ou que les jurys se trouvent dans une impasse ; nous nous efforçons alors de les aider à dépasser les difficultés afin de parvenir à un résultat qui fasse l’unanimité.

Même si les États-Unis publient peu de littérature étrangère, PEN America s’investit tout particulièrement dans la traduction, notamment par le biais de ses diverses récompenses et du World Voices Festival. Quelle place accordez-vous à la littérature étrangère ?

Nous sommes persuadés que la traduction a le pouvoir de libérer toute la puissance de la littérature, qui permet de mieux comprendre l’autre, au-delà des oppositions idéologiques, politiques ou géographiques. À la différence d’autres supports artistiques tels que le cinéma ou les arts visuels, la littérature est unique en ce qu’elle invite le lecteur à se mettre à la place de personnages intrinsèquement différents, créant ainsi un degré d’empathie que peu d’autres médias sont capables de susciter. La littérature doit offrir à chacun la possibilité de comprendre les peurs, les aspirations, les motivations d’individus parfois radicalement différents. À mesure que la technologie réduit les distances, et que des décisions prises dans la Silicon Valley ou à Shanghai se répercutent à l’autre bout du globe, il devient essentiel d’abattre les barrières de la langue, de la culture et de l’expérience qui séparent les individus. On ne compte plus les exemples de romans ou de pièces qui ont transformé notre vision des autres cultures. Nous mettons la traduction à l’honneur à l’occasion de notre festival, le PEN World Voices, mais aussi à travers l’organisation d’événements publics annuels consacrés à la traduction et l’attribution de subventions et de prix, sans oublier notre très dynamique comité de traduction, qui soutient et tente d’unifier le monde de la traduction littéraire.

Directrice générale de PEN America, Suzanne Nossel est l’autrice de Dare to Speak: Defending Free Speech for All. Elle occupait auparavant les postes de directrice générale de l’ONG Human Rights Watch et de directrice déléguée d’Amnesty International aux États-Unis. Sous-secrétaire d’État adjointe pour les organisations internationales dans le gouvernement Obama, elle supervisait la participation des États-Unis sur les questions des droits de l’Homme au sein des Nations Unies et d’institutions multilatérales. Dans le gouvernement Clinton, elle était conseillère de l’ambassadeur américain au sein de la commission chargée de la réforme des Nations Unies. Elle a également théorisé le concept de “smart power”, auquel elle a consacré un article publié en 2004 dans le magazine Foreign Affairs, concept qu’Hillary Clinton a mis en œuvre lorsqu’elle était Secrétaire d’État de Barack Obama. Chroniqueuse du magazine Foreign Policy, Suzanne Nossel signe des tribunes dans des journaux comme le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times, et des articles de référence dans les revues Foreign Affairs, Dissent et Democracy, pour n’en citer que quelques-unes. Elle siège par ailleurs au conseil d’administration de la Fondation Tides. Ex-collaboratrice des groupes de réflexion The Century Fondation, Center for American Progress et The Council on Foreign Relations, elle est diplômée magna cum laude de la faculté de droit d’Harvard University.

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