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L’avenir de la Louisiane s’écrit aussi en français

Par Scott Tilton

La culture francophone de Louisiane est sortie du déclin ces dernières années, pour retrouver un dynamisme qui doit beaucoup à la société civile. Cette revitalisation dépasse largement la seule question de la langue et de sa préservation comme patrimoine, elle est intimement liée aux nombreux enjeux sociaux et environnementaux auxquels la Louisiane doit faire face.

Que nous évoque la Louisiane ? La musique, assurément, et les célèbres genres musicaux américains, du jazz au rock ‘n’ roll en passant par le zydeco, qui y sont nés ou y ont pris forme. Qui n’a pas entendu parler de Louis Armstrong, Fats Domino ou Zachary Richard ? Cet État est également synonyme de gastronomie, avec une cuisine aux influences caribéennes, françaises et sud-américaines, dont les épices poussent bien des touristes à réclamer un autre verre d’eau ! Sans oublier, bien évidemment, ses paysages spectaculaires, avec des marécages à perte de vue, premiers marqueurs du changement climatique et d’un littoral qui s’effiloche telle une tapisserie, du fait de la montée des eaux et de l’impact de l’extraction de combustibles fossiles.

La Louisiane est une contrée aussi superbe que complexe. C’est un État unique en son genre, dont la culture est en profond décalage avec le reste du pays. Aux yeux de nombreux Américains, nous tenons de la destination étrangère desservie par des vols nationaux. Si cette différence joue parfois en notre faveur et que nos traditions perdurent, à l’instar des défilés de jazz « Second Line » ou du Mardi Gras qui prospèrent sous nos chaudes latitudes, elle peut aussi créer un sentiment d’aliénation : la Louisiane, lieu de tourisme et non de résidence, est un pays façonné par sa culture mais dont les dépositaires peinent à joindre les deux bouts.

L’influence des communautés francophones et créolophones est ressentie depuis longtemps, comme en témoignent nombre des pionniers du jazz, et Mardi Gras, festivité introduite par les Français que les Louisianais ont élevée au rang de célébration organisée sur plusieurs semaines. Ces communautés aux racines africaines, amérindiennes et européennes ont toujours joui d’une grande diversité, tout en invitant d’autres cultures à dessiner ensemble le visage de la francophonie locale. Hélas, le XXe siècle a marqué le déclin de l’usage du français. Suite à l’intégration de la Louisiane à un pays majoritairement anglophone, de nombreux Louisianais francophones ont été contraints d’abandonner leur langue. La constitution de la Louisiane est même allée jusqu’à bannir le français de l’enseignement public. Dès lors, la situation est allée de mal en pis. Des 1,5 million de locuteurs français auto-recensés en 1970 (soit près d’un habitant sur deux), il n’en reste que 200 000, éparpillés aux quatre coins de la Louisiane, telle une constellation.

Depuis quelques décennies, on assiste à une résurgence du français, menée par des acteurs de la société civile – artistes, musiciens, enseignants, entrepreneurs, et tant d’autres – qui ont décidé que le déclin de la langue de Molière et du créole dans la région n’avait rien d’inexorable. De fait, si l’on souhaite envisager l’avenir de la Louisiane, il convient de s’intéresser aux mesures adoptées pour la préservation du français. La culture francophone, autrefois omniprésente, est tombée en désuétude à force d’être découragée, puis vidée de sa substance pour alimenter le tourisme sans qu’aucun investissement proportionnel ne soit mis en place pour garantir sa transmission. Aujourd’hui, des acteurs locaux consacrent leur temps et leur savoir-faire à des projets de proximité visant à jeter les bases durables d’une culture francophone florissante. Ce besoin de reconstruire un avenir viable pour le français fait écho aux difficultés auxquelles se confronte la Louisiane. L’État doit faire face à la dégradation de son patrimoine environnemental, causée par l’industrie des énergies fossiles, l’héritage des lois raciales du sud des Etats-Unis, et divers défis socio-économiques qui forcent la nouvelle génération à repenser le futur de façon durable et inclusive au XXIe siècle, ce qui pourrait passer par la revitalisation du français et de la place qui revient à la société civile.

On envisage de nouveau un avenir francophone, où le français prospérera au sein d’un environnement créatif multilingue et où la Louisiane elle-même, érigée en modèle, témoignera du rôle de la société civile dans la revitalisation d’une langue. Depuis des décennies, les militants locaux s’efforcent de sensibiliser la population à la question du français et aux risques d’extinction culturelle qui nous guettent si nous ne protégeons pas notre héritage. Un militantisme farouche, dont on observe les résultats à travers la prolifération d’écoles françaises immersives (on en compte désormais pas moins de 36), avec 5 500 élèves, et le succès international de musiciens francophones tels que the Lost Bayou Ramblers. Véritable combat de David contre Goliath, cette lutte pour la survie du français me touche profondément. C’est cet espoir qui m’a poussé à m’y investir il y a plusieurs années, d’abord en pilotant une initiative grâce à laquelle la Louisiane est devenue le premier État américain à rejoindre l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), puis en créant une organisation à but non lucratif dédiée à la francophonie, la Fondation Nous.

Je suis marqué depuis l’enfance par la beauté de la Louisiane. Mon père m’a enseigné le français à l’adolescence ; une personne qui m’est chère m’a appris à parler créole. Ma fascination pour le français m’a mené à Paris, où j’ai obtenu un master à Sciences-Po. J’ai eu l’occasion d’y assister à une conférence sur la francophonie, où j’ai commencé à me faire à l’idée que la Louisiane y avait sa place, du fait du fédéralisme américain. Durant deux ans, mon époux, Rudy Bazenet, et moi-même avons œuvré de concert avec le Sénat, le Département d’État, le gouverneur de Louisiane et le Conseil pour le développement du français en Louisiane (Codofil) afin d’ouvrir les portes qui ont abouti à l’intégration de la Louisiane, en octobre 2018. Au bout du compte, et après plus d’un millier d’emails envoyés, notre victoire a été un révélateur. Si la francophonie en Louisiane a toujours été une réalité, son adhésion à l’OIF a offert une reconnaissance concrète de cet héritage, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

Le plus étonnant, c’est que cette initiative nous a permis, à Rudy et à moi, de nous positionner comme acteurs de la société civile, puisque j’étais moi-même consultant pour Ernst & Young à Paris. Nous avons reçu des dizaines de messages d’étudiants et de jeunes entrepreneurs soucieux de partager leurs idées et leurs aspirations pour faire du français un élément central de leur vie. Leurs projets se heurtaient sans cesse au même obstacle : le manque de ressources et de contacts avec des locuteurs français et créoles. C’est pour cette raison que Rudy et moi avons décidé de créer la Fondation Nous, une plateforme d’échange reliant la Louisiane au reste du monde francophone. À travers nos programmes, notre travail de sensibilisation et notre volonté d’ouvrir un institut culturel à La Nouvelle-Orléans, nous avons pour ambition de faire de la Louisiane un pôle mondial de la francophonie et de rassembler les ressources et les talents nécessaires à la création d’un écosystème favorable à l’épanouissement du français.

L’accueil qu’a reçu notre message a été très encourageant. Nous sommes intimement persuadés que la revitalisation de la langue repose sur un tissu social dynamique. Nous avons besoin d’entrepreneurs capables de fonder des sociétés bilingues viables, d’enseignants décidés à tendre vers une pratique quotidienne du français afin d’entretenir la motivation de leurs élèves, et de musiciens prêts à écrire des chansons en français pour bousculer les conventions. Depuis la création de notre fondation, en juin 2020, notre message a été largement diffusé. Au cours de l’année écoulée, nous avons récolté cent mille dollars destinés à financer divers programmes, de la réalisation d’un film en français à celle d’une série sur la revitalisation linguistique autour du créole louisianais, en partenariat avec l’Université de Cambridge. Ces initiatives illustrent la détermination des Louisianais et des organisations philanthropiques américaines à soutenir la revitalisation des langues. Nous avons par ailleurs publié avec le Codofil un fascicule sur la francophonie qui a été distribué à deux mille étudiants. Fort de ce succès, nous avons lancé Le Lab, un programme d’accélération culturelle dans le Sud – une mesure inédite aux États-Unis –, qui a reçu des dizaines de candidatures des quatre coins de la Louisiane, preuve de la diversité des profils de celles et ceux qui souhaitent prendre part à la francophonie dès qu’on leur en donne l’occasion.

La principale mission de la Fondation Nous est de servir de plateforme d’échange. Elle est l’un des deux fondateurs américains du Réseau international des maisons des francophonies (RIMF), qui rassemble quarante-cinq institutions culturelles dans le monde entier. Nous avons aussi développé une cinquantaine de partenariats afin de relier nos acteurs régionaux et les francophones sur presque tous les continents. C’est à travers ces échanges culturels que la langue prend tout son sens. Des programmes innovants, comme la Villa Albertine, en sont le meilleur exemple. La France s’est beaucoup investie pour apporter la culture francophone en Louisiane et stimuler la créativité et l’innovation dans le domaine des arts et de la culture. Grâce à notre fondation, nous espérons que ces échanges deviendront réciproques. Tout jeune Louisianais qui souhaite s’impliquer dans la préservation du français verra cette langue comme une source d’opportunités. Parler français deviendra un passeport pour visiter Paris, Montréal ou Dakar. Et les efforts de conservation de la Louisiane permettront d’attirer à la Nouvelle-Orléans des talents issus de toute la francophonie.

La société civile en Louisiane a un grand rôle à jouer dans notre volonté de revitalisation du français et du créole. Grâce à l’énergie de la jeune génération et à sa capacité à dépasser les clivages historiques (Blancs ou Noirs, français ou anglais, villes ou campagne, français hexagonal ou de la Louisiane), les projets naissants suscitent à la fois l’intérêt des francophones et des anglophones. De plus en plus perçu comme une langue à la mode, le français en Louisiane, loin d’être anachronique, devient synonyme de modernité et d’innovation. Cela étant, cette société civile n’en reste pas moins vulnérable. À chaque récession, imputable à un ouragan qui ravage nos communautés, l’impact à long terme de la Covid ou une crise financière, la culture est le premier secteur pénalisé, faute d’être considéré comme une priorité. Cette approche menace un patrimoine et une économie francophones en plein essor, pourtant à même d’offrir un avenir durable à la Louisiane et de traiter sans délai certains des problèmes les plus urgents de notre époque.

Je suis ravi et ému de voir l’appétit insatiable avec lequel ma génération s’acharne à préserver le français. Nous avons la chance de pouvoir nous délecter quotidiennement de cette culture. À l’heure où j’écris ces lignes, en admirant les balcons en fer ouvragés du Vieux Carré, je sais qu’aucun autre endroit ne saurait mieux illustrer la résilience de la culture francophone en Louisiane et son éternelle capacité à se réinventer. Les maisons colorées, construites pour les Créoles, résistent depuis des siècles aux ouragans, aux guerres et excès des fêtards les plus enfiévrés. Un musicien de jazz chante La Vie en rose. La Louisiane a les reins solides, et juste ce qu’il faut d’éclectique. Le changement met parfois du temps à s’imposer par ici, mais la culture ne meurt jamais.

 

Scott Tilton vit à la Nouvelle-Orléans. Il est co-fondateur de la fondation à but non-lucratif NOUS, dont la mission est de promouvoir les langues et cultures française et créole de Louisiane, et de développer les échanges entre les États-Unis et l’ensemble du monde francophone.

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