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F. Liatard & J. Trouilh : « Le film qu’on imagine décale le regard sur une architecture qui n’a pas bonne presse »

JP Moulet

Par Raphaël Bourgois

Dans le prolongement de « Gagarine », leur premier film sélectionné au Festival de Cannes en 2021, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh continuent d’explorer les zones de relégation urbaine. Afin de préparer leur prochain long-métrage, les réalisateurs et scénaristes se sont installés à Harlem, à la rencontre de sa population et de son histoire. Un séjour de recherche riche en découvertes humaines, sociétales, linguistiques, et artistiques.

Pourquoi avoir souhaité venir trois mois à New York afin de vous immerger dans Harlem ?
JT
 : On a fini notre premier film Gagarine il y a déjà 2 ans. Il a été sélectionné au Festival de Cannes, et même s’il n’a pas pu être projeté à cause du Covid, il a eu une belle vie. Il doit même sortir aux États-Unis en 2022 ! Cette dernière année de confinement nous a permis de nous lancer dans d’autres histoires, dont un film, Still I Rise, qu’on imagine aux États-Unis, et qui est en réalité une idée qu’on porte depuis plusieurs années. Still I Rise existait comme projet avant même Gagarine. Ce film ira plus loin dans la science-fiction, tout en gardant un ancrage social très fort. On l’a toujours imaginé en langue anglaise. On ne peut pas en dire beaucoup plus car le projet en est encore à ses tout débuts, mais on retrouve la dimension onirique caractéristique de notre travail, associée à l’exploration de la façon dont les humains s’organisent pour vivre ensemble et trouver de la force dans leur communauté. Ce projet longtemps fantasmé a laissé place à l’urgence d’aller sur le terrain, afin que cette fiction pure soit nourrie du sel du réel.  C’est ce que nous a permis la résidence de la Villa Albertine pendant trois mois pleins à Harlem (New York), en nous offrant la possibilité de vivre dans un quartier qui nous intéresse, et d’y faire des rencontres. Elle nous a permis de nous pencher, dans un espace autre, sur des thématiques que nous explorons depuis longtemps, comme l’architecture, l’urbanisme, la manière dont un territoire est pétri de complexités socio culturelles, historiques, économiques, et de voir comment tout ça crée des défis auxquels les gens vivant dans ces territoires doivent répondre. C’est tout cela qui viendra alimenter nos personnages et notre écriture.

Pour Gagarine, vous aviez fait un travail important avec les habitants, les associations. Avez-vous pu faire la même expérience à NYC ?
FL
 : Nous sommes exactement dans la même optique que Gagarine, à la différence notable que nous ne sommes pas Américains, et que nous ne sommes restés que 3 mois à New York, contre plusieurs années à Ivry-sur-Seine. L’idée était bien de s’immerger dans Harlem, de rencontrer des gens, de parler avec eux, d’explorer une architecture, et de découvrir une géographie qui nourrit notre écriture. Dès notre arrivée, on s’est mis en contact avec des associations, et proposé, comme à notre habitude, de faire des ateliers vidéo. On essaie d’être dans un échange avec les gens qu’on rencontre, et c’est comme ça qu’on trouve l’inspiration.

On avait beaucoup parlé pour Gagarine de « réalisme magique ». Vous poursuivez aussi cette veine de « docu science-fiction » ?
FL 
: À 19 ans, nous sommes tous les deux venus passer un an en Amérique latine, moi au Pérou, et Jérémy en Colombie. C’est de là que vient cette référence revendiquée au réalisme magique et qui décrit notre démarche du pas de côté, cette façon de décaler le regard sur la réalité sociale, économique et culturelle. Pour répondre à votre question, je pense en effet qu’on va garder cet esprit dans notre nouveau projet. Même si, à l’arrivée, le film restera une pure fiction, notre manière de faire emprunte au documentaire, puisqu’on passe du temps avec de « vrais » gens, dans de « vrais » décors, pour pouvoir écrire. Un autre élément qui ajoute le « réalisme » au « magique » de notre approche onirique et même de science-fiction, est l’intérêt que nous portons aux archives, comme on a fait pour Gagarine, afin d’essayer de comprendre l’histoire du territoire que nous explorons.

Vous évoquiez les rencontres que vous avez pu faire au cours de votre résidence. Certaines vous ont-elles particulièrement marqués ?
FL
 : Plusieurs ! Il y a eu des rencontres universitaires avec des historiens spécialisés sur Harlem, sur son urbanisme, et sur les communautés qui composent ce quartier. Assez rapidement, on s’est intéressé au logement social, tout simplement parce qu’on le trouve partout au cœur de New York. Avec Still I Rise, on se place donc dans la continuité de notre film précédent, puisque l’action se déroulera dans un project (NDLR : Ensemble HLM), et on s’est donc penché sur la manière dont les logements sociaux et leur population sont intégrés à la ville. On a rencontré une Française, Dorothée Pierrard de l’ONG VISIONS/Services for the Blind and Visually Impaired, qui travaille avec les personnes malvoyantes et aveugles, et les aide à appréhender la ville. Grâce à elle, on a pu entrer chez les gens, découvrir leur intérieur, et rencontrer des personnages qui sont autant de sources d’inspiration. Dans un autre registre, on a aussi pu assister à un community board travaillant à la réduction de la violence dans une partie d’Harlem où une opposition entre deux projects crée beaucoup de criminalité. On a aussi fait beaucoup de recherches sur ce que signifie réellement ce terme de « community », et sur ce qu’il représente pour les gens.

JT : Pour le comprendre, il faut sans doute citer de nombreuses organisations qu’on a rencontrées, et qui nous ont beaucoup aidés. Je pense à deux structures en particulier, le Maysles Documentary Center à Harlem, et le Bronx Documentary Center. Elles nous ont permis de rencontrer des jeunes participant à certains de leurs ateliers, et à qui on a montré nos films. Le Bronx Documentary Center, c’est un endroit extraordinaire qui est ancré dans son quartier depuis plusieurs décennies, et qui fait un travail remarquable auprès des jeunes, en les formant à la photographie et au documentaire. Il mène aussi un travail d’archive en recueillant leurs témoignages sur les choses qui leur sont chères, à travers des textes et des photos. C’est une mine d’or pour nous. Tous ces témoignages nous plongent dans la vie et dans les histoires intimes de jeunes qui se livrent avec leurs propres mots et leurs propres images. C’est très beau. Nous avons aussi été accueillis dans le cadre d’un de leurs programmes, qui suit pendant une année de travail des jeunes aspirants documentaristes. C’était formidable ! On a notamment rencontré un jeune originaire d’Harlem, qui est en train de réaliser un très beau film sur une mère célibataire et ses six enfants. Il les suit depuis plusieurs années, et leur a donné des téléphones afin qu’ils filment leur intimité. On s’est baladé avec lui dans son Harlem, à la découverte de son quotidien, de son travail de cuisinier dans un centre de distribution alimentaire. Le Bronx Documentary Center est donc un endroit qui nous a beaucoup inspirés pour son travail au niveau d’un quartier, d’une communauté. Les quartiers de New York sont riches de ces lieux ancrés dans une histoire et dans le présent des gens qui y vivent, à qui ils donnent la parole. On peut aussi citer Uniondocs à Brooklyn. Il y a donc deux grands axes qui se dégagent du travail que nous avons mené à New York : une exploration physique des décors et une exploration humaine des gens qui les habitent. Ce qu’on en retire est parfois ineffable. Ça peut être une manière de parler, une façon de vivre, voire des émotions qui affleurent, comme une manière d’être amoureux peut-être un peu différente d’ailleurs, ou alors comment on s’engueule, comment on crée un langage… Ces structures ont été très précieuses pour parvenir à se rapprocher des gens, et à saisir tous ces aspects.

Quelle est la fonction de l’image, et en particulier de l’image documentaire dans ce processus de création de communautés ?
JT
 : Le travail documentaire mené par ces institutions, qui recueillent en vidéos une parole qui resterait sans cela inaudible, permet de construire une mémoire commune. La trace valorise ce dont on témoigne, et donc insuffle de la fierté à la communauté. Ces structures qui permettent ce travail sont des passeurs, et elles nous ont permis de rencontrer des gens qui nous seraient resté inaccessibles sans cela. C’est grâce à elles qu’on a pu écouter leurs histoires (quand ils ont bien voulu nous les raconter), et les suivre dans des morceaux de leur quotidien. On a aussi eu la chance d’aller dans des établissements scolaires – publics à Harlem, et privés dans le quartier plus chic de l’Upper East Side. Ce sont des établissements très différents, et pourtant, qui ont plein de points communs, comme on a pu le constater lors d’ateliers. Après leur avoir montré nos courts-métrages, la discussion avait tendance à prendre très vite, et le débat à s’éloigner du cinéma, pour parler de sujets politiques, sociétaux, et cela même avec des sixièmes. On a été très impressionné par l’ouverture d’esprit des élèves qu’on a rencontrés, et notamment par leur aisance à exprimer à l’oral des pensées complexes sur des sujets liés à l’inclusion, au respect des différences, aux frontières invisibles traversant ces territoires, mais aussi par leur fierté de venir de tel ou tel quartier.

FL : Et puis, ça nous intéresse aussi parce qu’on peut dire à ce stade que le personnage principal du film qu’on écrit est une jeune fille d’entre 17 et 22 ans. Que ce soit dans une école de filles de l’Upper East Side ou par le biais du Bronx documentary, on a donc pu rencontrer des profils qui ressemblent à notre personnage, et parler ces femmes de leur vision de la vie, ou simplement écouter leur manière de s’exprimer, leur langage quand elles s’adressent à leurs semblables, voir ce qui les préoccupe… Ces détails qui sont fondamentaux dans la construction de nos personnages, il n’y a pas d’autres manières de les recueillir.

Cette question du langage est centrale pour vous. Comment y accéder quand on est dans un pays étranger dont on maîtrise nécessairement moins les subtilités ?
FL
 : On a adoré se balader à Harlem, dans les rues autour de chez nous, au supermarché, pour écouter parler – et parfois même chanter – les gens…  C’est vrai qu’on a encore du chemin avant d’accéder complètement à cette langue, mais on va travailler avec un co-scénariste américain, ce qui nous enlève la pression de l’écriture des dialogues en anglais. Sur cette question, New York rassemble tellement de nationalités différentes que c’est extrêmement riche, et on va garder cette puissance du langage pour qu’elle soit présente dans notre film.

JT : Ce qui est beau aussi, c’est de voir comment les gens communiquent dans l’intimité, et de trouver des spécificités à leur communication. Je pense par exemple à notre rencontre avec un vieux monsieur, un Afro-Américain assez âgé, complètement aveugle, vétéran de la guerre du Vietnam, qui vit dans un HLM à Harlem. Il nous a amenés de son logement à celui d’une femme asiatique, elle aussi assez âgée, qui a grandi dans Chinatown, et qui vit dans cette même cité. C’est elle qui l’aide pour toutes ses sorties. On va donc chez ce monsieur, on frappe à sa porte et il nous embarque avec lui dans les couloirs, pour se rendre chez cette femme quelques étages plus bas. On le suit. Il a sa canne blanche. Il connait bien les lieux et il fredonne une chanson en permanence, comme s’il cherchait à se localiser avec l’écho. Donc, on descend dans cette cité assez délabrée, et on arrive chez cette femme avec qui il commence à se disputer directement. Ils avaient une communication qui était très belle, qui montait très vite dans les tours, mais qui restait en même temps remplie de tendresse. Ça fait dix ans qu’ils sont liés l’un à l’autre, chacun dans sa solitude. Elle prend à cœur sa tâche de guider, et probablement qu’elle voit l’intervention d’une aide extérieure comme une petite concurrence à leur relation exclusive. Ce serait difficile de retranscrire tout ça mais c’est ce genre de rencontres qui, après, quand on va écrire notre film de fiction, vont insuffler de la vérité dans les dialogues, dans les interactions entre nos personnages.

Toute personne qui se rend à New York fait cette expérience étrange d’être plongé dans un décor de cinéma, vu et revu à l’écran. Comment avez-vous envie d’aborder cette ville sur le plan cinématographique ?
FL 
: Ça nous a enchanté d’explorer New York, qui est une ville qu’on ne connaissait pas vraiment avant cette résidence. On s’est bien entendu beaucoup intéressé à l’architecture qui, c’est vrai, a beaucoup été filmée. Mais les quartiers qui nous intéressent ont sans doute été moins montrés, et puis on va partir des gens, comme pour Gagarine. Car si on s’est fait rêver en représentant un immeuble comme un vaisseau spatial, ce qui était le plus important dans ce qu’on racontait c’était la communauté de celles et ceux qui font le lieu. C’est tout de même le moteur de notre écriture que d’écouter les histoires des gens, leurs ressentis sur les lieux.

JT : Comme Gagarine, le film qu’on imagine décale, d’une certaine manière, le regard sur une architecture et des décors qui n’ont pas bonne presse. Ceci dit, on arrive aussi avec beaucoup d’humilité, parce qu’on aborde une culture qui n’est pas la nôtre, et on sait à quel point c’est important de questionner son propre regard quand on arrive quelque part. La résidence nous a justement donné les moyens de questionner nos propres préjugés.

Vous parlez de montrer ces architectures, ces espaces qu’on montre peu, au risque de leur prêter une beauté qu’ils n’ont pas forcément pour les gens qui y vivent, qui comme vous le dites sont plus attachés aux gens, et à leur communauté, qu’aux bâtiments. Comment abordez-vous ce risque de l’esthétisation ?
JT 
: On n’esthétise pas gratuitement, enfin je ne le crois pas, les images qu’on filme. Elles sont soutenues par une réflexion de mise en scène. Par exemple, Gagarine oscillait entre réalisme et onirisme, et on a décidé que toute la mise en scène allait être déployée à partir du point de vue du personnage principal. Au début, le film est assez naturaliste parce que Youri est dans la vie, mais à mesure que les gens partent et se retrouvent isolés, ils se réfugient dans ses rêves. La mise en scène s’adapte alors à cette plongée dans son monde intérieur, qui transforme petit à petit les lieux autour de lui. C’est là que la lumière, les mouvements de caméra se rapprochent un peu plus du genre de la science-fiction. Peut-être que ces images-là pourraient donner l’impression d’une forme d’esthétisation d’un lieu… Mais ça ne veut pas dire grand-chose, car elles transpirent le regard de notre personnage, et je sais que dans le prochain film qu’on prépare à New York, ça va être la même chose. La manière dont on va filmer la ville, ou bien le quartier précisément où on va s’ancrer, sera marquée par notre personnage, la manière dont elle évolue.

Il y a une différence de taille à New York par rapport à ce que vous avez exploré en France, notamment concernant les logements sociaux, les cités, ou les projects qui sont vraiment au cœur de la ville. Comment prenez-vous en compte cette différence ?
FL
 : Il ne faut pas se voiler la face, les cités ont beau être au milieu de la ville, les frontières existent tout de même dans le regard des gens. Elles sont intériorisées par nombre des habitants de Harlem ou du Bronx, qui nous ont avoué ne pas se sentir à l’aise à Manhattan, dans les quartiers de Midtown ou de Downtown. Certaines des jeunes filles que nous avons rencontrées nous racontaient aussi que les parents des autres enfants ne les laissaient pas venir chez elles. C’est d’une grande violence, même si on comprend les préoccupations qu’ils peuvent avoir, et qu’il ne faut pas nier la réalité de la criminalité, des gangs. Il y a bien un stigmate qui pèse aux États-Unis sur ces espaces intégrés au cœur de la ville, comme pour les cités de banlieue en France. Cela dit, j’ai tout de même l’impression que des ponts existent ici, par exemple dans les écoles, où on a eu le sentiment d’une certaine diversité.

JT : Sur un plan plus esthétique, ce qui nous a surpris c’est que les cités sont toutes les mêmes : de grandes tours agencées en croix ou en T, construites en briques rouges. Les projects sont toujours très identifiables, et ils sont isolés d’une certaine façon car ils occupent souvent un bloc et se différencient par leur aspect. Il y a aussi certaines zones de la ville où il y en a plus qu’ailleurs, comme le long de l’East River où on ne voit pour ainsi dire que des projects.

FL : C’est vrai aussi que si en France, on démolit des cités pour des raisons de renouvellement urbain – et évidemment de gentrification qui repoussent les pauvres de plus en plus loin –, ici à New York on a visité un project entièrement aménagé en appartements de luxe. La gentrification va très vite et touche même les cités. On a vu aussi une cité près du Williamsburg Bridge, dans laquelle une tour de verre a été érigée au milieu du playground. On se retrouve donc avec un immeuble ultra moderne qui ronge l’espace public des plus défavorisés, et ça, c’est impressionnant.

JT : Une dernière chose que j’aimerais ajouter, c’est que contrairement à la France, les identités individuelles ne sont pas autant marquées par la cité dont on vient. Il y a à New York bien plus une logique de quartier. Quand on repense à notre expérience à Gagarine, on disait souvent que pour beaucoup d’habitants, « Gag » constituait peut-être leur première identité. Je ne dis pas qu’ici ça ne représente rien de venir de Martin Luther King ou de Frederick Douglass, ça a son importance. Mais je sens qu’il y a aussi des identités de quartiers tellement fortes qu’elles viennent prendre le dessus de manière assez positive, dans le sens où l’identité n’est pas forcément liée à un low-income project, mais à un quartier qui est bien plus que ça, et qui peut se prévaloir de toute une histoire, de toute une culture, et d’un rayonnement. C’est une réalité qui aura certainement un impact dans notre écriture.

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