Kaouther Ben Hania : « C’est un film où j’ai pris tous les risques »
Comment avez-vous découvert cette histoire, et qu’est-ce qui selon vous en faisait immédiatement une matière cinématographique ?
Je l’ai découverte en 2016, lorsqu’Olfa a commencé à raconter son histoire, l’histoire de ses filles, dans les médias. Ce qui m’a d’abord frappée, c’est sa dimension incroyable, ses contradictions, son côté « bigger than life » comme on dit aux Etats-Unis, qui en font un personnage digne d’un roman de Dostoïevski. J’ai voulu comprendre cette histoire de mère qui a quatre filles et qui voit les deux ainées, encore adolescentes, partir pour rejoindre un groupe terroriste en Libye. Mais je n’ai pas tout de suite su où je voulais aller, ce que je voulais faire. Un film certainement, puisque je suis réalisatrice, mais ce n’est qu’au fur et à mesure du processus de recherche et de création que j’ai trouvé la forme.
La dimension féminine de cette histoire m’a tout de suite attirée, car si on a beaucoup parlé de ces départs, ce sont en général des hommes qui sont concernés. J’ai donc voulu explorer cette histoire dans ses dimensions peu souvent mises en avant : la relation mère-fille, l’adolescence de jeunes filles en Tunisie juste après la chute de Ben Ali, le poids de la tradition et de l’islamisme radical sur le destin et les corps… Il y a aussi une dimension de tragédie grecque, Olfa c’est un peu Médée. Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la malédiction des dieux. Tout ça en faisait une matière très propice à réaliser un film.
À quel moment du processus de création cette forme hybride, entre le documentaire, la fiction et le making-of s’est-elle imposée ?
J’ai consacré un temps considérable à réfléchir à la forme que devrait prendre ce récit. Le documentaire s’est imposé tant les protagonistes se révélaient captivantes, et leur capacité à narrer leur expérience remarquable. Olfa et ses filles possèdent un talent naturel de conteuses. Toutefois, j’ai rapidement pris conscience qu’un documentaire de facture classique ne convenait pas à l’histoire complexe que je souhaitais raconter. Il était impératif d’explorer le passé de cette famille. Or, comment représenter à l’écran un passé révolu, inaccessible à notre objectif ? C’est alors que j’ai envisagé la reconstitution historique par le biais d’acteurs, bien que cette technique soit souvent controversée. Comprendre impliquait, dans ce contexte, de se remémorer, de raviver le passé. J’ai donc imaginé un dispositif où les personnages réels guident des acteurs, non seulement pour se remémorer, mais aussi pour réfléchir et analyser ensemble dans le but de saisir la chaîne des événements. J’ai conçu cette histoire comme une quête introspective qui visait à élucider les origines d’une tragédie.
Il était également nécessaire de concevoir un mécanisme me permettant de ne pas me laisser envahir par le personnage d’Olfa. Chaque parole qu’elle prononce, chacune de ses interventions sont empreintes de justesse ; elle captive l’audience avec une aisance naturelle dans l’art oratoire, malgré une éducation sommaire. Pour prendre un peu de distance, j’ai fait appelle à une comédienne qui « joue » son rôle en alternance avec ses apparitions. Elles sont face à face, et la comédienne tend à Olfa un miroir reflétant sa complexité. Cette démarche permet de comprendre Olfa en profondeur, dans toutes ses dimensions.
Cette actrice c’est Hend Sabri, une star en Tunisie et dans le monde arabe. Est-ce qu’il n’y avait pas là un danger qu’elle prenne trop de place par rapport à Olfa ?
C’est un film où j’ai pris tous les risques, j’avais en permanence peur de me tromper. Le choix de Hend Sabri, c’était d’abord l’idée d’Olfa, qui l’avait adorée dans Fleur d’Alep, encore en salle en Tunisie en 2016 lorsqu’on s’est rencontrées et dans laquelle. Hend Sabri y joue le rôle d’une mère qui cherche son fils parti rejoindre un groupe terroriste en Syrie, ce qui résonnait fortement avec l’histoire d’Olfa qui m’a tout de suite dit que le documentaire devait être encore mieux que ce film. C’est vrai que Hend Sabri est une star, qui fait des films à succès en Égypte. Mais c’est aussi une comédienne qui aime prendre des risques. Elle le dit au début du film, c’est la plus petite équipe avec laquelle elle n’avait jamais travaillé, elle était en dehors de sa zone de confort. Cette mise en abyme du métier d’acteur ouvre une réflexion sur ce que ça veut dire de représenter le réel. Le processus de création et de fabrication sont apparent, et le documentaire devient meta-documentaire.
C’est un film qui est construit, vous l’avez évoqué tout à l’heure comme une tragédie grecque, avec une unité de lieu, d’action, de temps. Et puis il y a la fatalité…
Je n’aime pas le mot fatalité, qui n’incite pas à la compréhension. Olfa évoque une malédiction à plusieurs reprises dans le film, un terme qui pourrait être dans la même famille que la fatalité. Elle parle de son éducation très dure et très stricte, et de la façon dont elle l’a reproduite avec ses filles. Pour elle, c’est une malédiction en héritage, qui consiste à répéter toujours ce qu’on reçoit de nos mères. Hend Sabri lui dit bien, ça se passe toujours comme ça, ce qu’on apprend de nos mères nous le transmettons à nos filles, jusqu’à ce qu’une génération se lève et dise non. Parfois d’une manière complètement inattendue et tragique.
Pour moi, c’est avant tout une affaire de circonstances, c’est pour ça qu’il est primordial de faire revivre les souvenirs et de chercher à comprendre. C’est une histoire de femme, de filles qui n’est pas celle de tout le monde, mais à travers cette histoire bien particulière, on touche à l’universel. Je le vois lors des projections un petit peu partout dans le monde. Les spectateurs et surtout les spectatrices se retrouvent dans ce film indépendamment de leur culture, de leur histoire, de leur langue. Elles sont touchées par les personnages, viennent me parler de leur mère, de leur héritage familial. Donc il y a quelque chose de l’ordre de l’universel qui traverse ce film, et qui fait qu’il est nommé à un Oscars.
Olfa est un personnage complexe, à la fois femme forte et soumise. Elle est capable, comme vous le montrez dans la scène de sa nuit de noces, de résister à son mari. Pourtant, elle enseigne à ses filles la soumission, la honte de leur corps, de leur désir, nie leur indépendance jusqu’à provoquer ce dénouement tragique. C’était important de montrer cette complexité ?
J’aime les personnages qui comme Olfa sont à la fois anges et démons, sublimes et sordides, victimes et bourreaux. Plus le personnage est complexe, plus je trouve que c’est intéressant. C’est à l’image de l’humanité. Les personnages lisses et unidimensionnels ne sont pas réalistes, ça n’existe pas. C’est perceptible dans ce qu’on comprend du basculement des deux filles aînées, gothiques un jour et voilées le lendemain. Ces adolescentes en mal d’amour, abusées, frappées, sont suspectées de mal tourner et se cherchent une identité, un idéal. Le Gothique d’abord, mais Satan ça n’a pas marché, parce que ce n’est pas très puissant. Se tourner vers Dieu leur donne une dimension céleste et leur permet de faire la leçon à leur mère, d’inverser leurs rapports.
C’est flagrant dans une scène qui rejoue d’une dispute entre Rahma la fille ainée, jouée par Nour Karoui, et Olfa qui est dans son propre rôle. Rahma reproche à sa mère de continuer à mettre des pantalons. Il y a quelque chose de très fort parce qu’on sent avant tout le réel de la situation. On voit comment Olfa la revit par ce dispositif de la reconstitution. C’est une scène incroyable, parce qu’on voit comment Olfa l’infaillible, la forte, celle qui contrôle ses filles, vacille devant cet argumentaire. Sa fille prend le dessus, et elle finit par dire quelque chose de l’ordre de « je leur ai appris à tirer, elles m’ont tiré dessus. »
Le film a aussi une dimension thérapeutique, qui revient régulièrement dans la bouche des trois protagonistes. Comment est-ce apparu ?
C’est apparu de manière inconsciente. Dès qu’on parle d’introspection, du passé, on est dans le domaine de la thérapie, faute de trouver un autre terme. J’en avais bien conscience, et pour moi c’était très important. J’ai voulu créer un espace sécurisé pour les personnages, qu’elles se sentent en confiance et à l’aise devant l’équipe du film, des gens inconnus, pour aborder toutes ces choses très fragiles et très sensibles. Ma crainte, c’était de les voir replonger dans leurs traumatismes. Mais le dispositif a excédé mes attentes. Le résultat qu’on a vécu ensemble avec Olfa et ses filles durant le tournage, c’était vraiment un long voyage de confession, qui se poursuivait sous la forme de bavardage longtemps après que la caméra avait été coupée. Ce n’était pas seulement une thérapie pour elle, mais pour nous aussi, les femmes dans l’équipe.
Un exemple à l’écran, c’est la confrontation entre Eya qui joue son rôle, et Majd Mastoura qui joue l’un des hommes de cette histoire, l’amant d’Olfa, un repris de justice qui s’est évadé à la faveur de la révolution de janvier 2011 et dont elle est follement amoureuse. Mais on comprend que cet homme a abusé des filles. Et dans cette scène l’acteur est allongé, vient de s’injecter de la drogue, et Eya le confronte, un couteau de cuisine à la main, pour dire tout le mal qu’il lui a fait. L’acteur ne le supporte pas, vous demande de couper. Qu’est-ce qui se joue là selon vous ?
C’était un film difficile pour les acteurs qui se retrouvaient en dehors de leur zone de confort. Les acteurs sont habitués à avoir des personnages écrits, un scénario, pas à avoir la vraie vie en face d’eux. Majd Mastoura a eu le sentiment au cours de cette scène qu’il n’avait pas les outils pour répondre à ce que lui disait Eya. Il m’a demandé de couper, et m’a prise à part pour me dire qu’il n’était pas un thérapeute et ne se sentait pas à l’aise. Contrairement à moi, il ne connaissait pas les filles, et ne savait donc pas qu’elles avaient déjà suivi une très longue thérapie. Ce que dit Eya d’ailleurs juste après, en affirmant que cette question, pour elle, était réglée. Nous étions inquiets, confus face à cette jeune fille qui racontait et revivait cette histoire horrible. Elle, elle nous rassurait et nous disait qu’elle avait besoin de cette scène dans le film
Le film est aussi fait de très beaux plans, le cadre et les lumières sont soigneusement choisis. Or, il y a toujours cette question qui se pose, encore plus pour les films documentaires, de l’esthétisation de l’horreur. Quels ont été vos choix en la matière ?
Cette réalité que je suis en train de filmer n’existe pas en dehors du film. C’est-à-dire, il n’y a jamais d’acteurs qui arrivent pour jouer la vie des gens. À partir du moment où c’est une réalité fabriquée, moi en tant que réalisatrice, je peux intervenir. Je ne suis pas en train de faire une captation sur le vif d’une réalité toute moche où personne ne pense à comment s’habiller, ni au décor. J’ai donc voulu contrôler cette dimension esthétique, tout en laissant une grande part de liberté de contenus, dans les dialogues, les réactions. Je voulais réaliser un film avec une certaine unité esthétique, des couleurs qui reviennent, qui soit agréable pour les yeux. Et je voulais filmer leurs visages aussi. Mes références cinématographiques, c’est la manière de filmer les visages de Bergman, qui est pour moi le plus grand maitre en la matière. Je peux citer aussi Close Up de Kiarostami, un film qui m’a fait voir le cinéma autrement.
En arrière-plan historique du film, il y a la révolution de 2011 et ses suites en Tunisie, notamment l’émergence d’un mouvement islamiste qui était jusque-là réprimé par la dictature de Ben Ali, et qui va emporter ces deux jeunes filles. C’est une révolution sociale, politique, historique, culturelle, que vous abordez par l’intime.
Un moment comme celui-ci est unique dans l’histoire d’un peuple, c’est un événement sismique. Je me souviens que tout le monde a changé autour de moi, retrouvant son individualité. C’était le moment de l’explosion de nos antagonismes et de nos différences. Parce que la dictature dresse tout le monde à se ressembler. Et c’était fascinant pour moi d’écouter Olfa me dire comment elle aussi, elle avait fait sa révolution : elle divorce, prend un amant, c’est la liberté totale. Ses filles grandissent en même temps. Il y a quelque chose de très liés entre l’histoire de la Tunisie et l’histoire de cette famille qui nous rappelle toujours que les changements politiques affectent aussi la vie des gens de tous les jours.
En tant que cinéaste, comment avez-vous vécu ces dix dernières années ?
C’était formidable parce que tout d’un coup, on n’avait plus de censure, et j’ai pu faire mes films. C’est à ce moment-là que je suis devenue réalisatrice selon moi. Mon premier film par exemple, que j’ai terminé en 2010, je l’avais fait à Paris et non en Tunisie parce qu’on était encore sous Ben Ali. À cette époque, sortir une caméra était l’assurance de voir arriver la police. La révolution m’a permis de commencer à faire des films en Tunisie. Le simple fait que ces films existent, qu’ils soient financés par le ministère de la Culture, ça montre un vrai changement, c’est la preuve qu’il y a bien eu une révolution.
Et aujourd’hui, Les fille d’Olfa a reçu un César et concoure aux Oscars. Pouvez-vous me parler de la réception de ce dernier film en Tunisie, en France et aux Etats-Unis ?
Le film est sorti le 20 septembre 2023 en Tunisie et il est encore en salles. C’est un petit succès, et les nominations et récompenses augmentent la fierté nationale qui l’entoure. Mais ce qui est incroyable avec ce film justement, c’est qu’il provoque peu ou prou les mêmes réactions en Tunisie, en Arabie Saoudite, en France, en Allemagne, aux Etats-Unis… Ça me rassure dans le sens où je voulais partager mes intentions avec les spectateurs sur un plan humain. Et j’ai l’impression que ça marche. D’abord, il y a toujours quelqu’un qui pleure dans la salle, ça c’est bien. Ensuite, les questions du public tournent toujours autour de l’intime. Comment vont-elles ? Comment ont-elles réagi quand elles ont vu le film ? Comment vont les deux sœurs emprisonnées en Libye ? Il y a une forme d’empathie qui se créé et permet de se mettre à la place de l’autre, de vivre une histoire qui pourrait être vu comme très tunisienne, très locale.
Il doit bien y avoir des spécificités tout de même. En France, j’imagine que la question du rapport à la religion, à l’islam, la question de la place des femmes dans cette religion arrivent assez vite. Comment cette complexité que vous parvenez à introduire sur ce sujet a-t-elle été perçue ?
Il y a en effet une obsession française pour la question du voile. C’est bien qu’on raconte nos histoires de l’intérieur, pour livrer un point de vue qui prenne en compte la complexité des situations, qui ne se réduisent pas à des rapports de soumission, comme c’est trop souvent le cas dans les médias. La littérature, le cinéma, permettent la complexité et je trouve ça incroyable parce qu’on vit dans un monde où les choses sont extraordinairement simplifiées et manichéennes. Les réseaux sociaux, c’est deux, trois lignes, tout le monde sait de quoi il parle et il y a toujours un préjugé dans l’air. Or pour comprendre, il faut éviter les préjugés. En tout cas, c’est ce que j’ai essayé de faire dans ce film.
Vous étiez résidente de la Villa Albertine, à Los Angeles, pour un projet de film de science-fiction sur l’intelligence artificielle. Pourquoi ce désir de science-fiction ?
Parce que c’est le genre qui parle le mieux de que c’est d’être un humain. C’est le genre de la philosophie du déploiement. J’ai envie de raconter une histoire très humaine, dans un futur très lointain. On vit dans un moment très particulier dans l’histoire de l’humanité, avec les nouvelles technologies qui évoluent à un rythme exponentiel. J’ai envie de raconter ça, cette incertitude, de mon point de vue philosophique, mythique. Parce que la science-fiction a un lien avec les grands mythes fondateurs. C’est ce que je recherche toujours, ce lien entre l’avenir de l’humanité et ses origines.